La salle habituellement joyeuse de l’Auberge des trois croix se fit étonnamment silencieuse alors que le nouvel arrivant fermait la porte derrière lui.
Il salua l’assemblée d’un bref mouvement de tête, ce qui eu pour effet de relancer les conversations autour des tables, comme un muscle engourdi qui se serait soudain remis à fonctionner.
- Vraiment ? C’est lui ? murmurra un homme.

Le voyageur s’approcha du comptoir alors que les dernières gouttes de pluie roulaient au bas de sa cape bleu-roi. Il commanda un whisky en désignant simplement la bouteille du doigt, huma son verre et en but une lampée.
- Il paraît qu’il a brûlé vif tout le clan Ferel…

Son verre à la main, il s’installa sur un tabouret, non loin de la cheminée. Sa veste et ses bottes émirent de nombreux cliquetis tout en dévoilant la montre d’argent accrochée à la doublure de son vêtement.
- Mon dieu… C’est vraiment un Terrassier…

La rumeur des murmures emplissait la salle, comme pour contrebalancer le mutisme pesant du personnage dont elles étaient l’objet.
Son whisky bu, il en commanda un second de la même manière que le premier qui lui fut apporté par une serveuse, vraisemblablement très mal à l’aise. Elle déposa le verre sur la table et osa un oeil sous le grand chapeau pointu qui couvrait la tête et masquait le visage du Terrassier. Les légendes étaient fausses : il avait bien un visage, un visage de jeune homme sage et vertueux. Mais ses yeux étaient noirs et remplis de flammes… Certains juraient les avoir vus luire dans l’obscurité.
- Il vient du bastion des fous, il a grandi là-bas.
- Oui, on raconte que c’est le bâtard du Seigneur Delorme.

Alors que les messes-basses continuaient de faire bon train, la cloche de l’église voisine sonna onze fois. Certains choisirent cet instant pour quitter leurs tables et rentrer chez eux.
Ne restaient désormais qu’une poignée d’hommes, dont ceux de la table du fond : vraisemblablement des truands.
Un verre renversé et quelques cris plus tard, l’un d’eux se leva et brandit sa dague en direction de la serveuse, alors qu’il la poussait en direction du comptoir.
Le tavernier jeta un regard désespéré en direction du Terrassier qui se contenta de hocher la tête.
Tout en vociférant, la brute lâcha son arme dont un léger filet de fumée se dégageait. Une odeur de chair rôtie envahit la salle alors que le malfrat brandit son doigt en direction de l’homme qui terminait son whisky, son verre dans la main gauche et une aura rouge dans la droite.
L’un des truands brandit un revolver en direction du Terrassier qui referma son poing et projeta un jet enflammé dans la direction de son agresseur.
Deux autres truands se ruèrent sur lui mais furent projetés en arrière par un souffle enflammé qui leur roussi le poil et leur arracha un râle de douleur.
- Mais bon sang… T’es qui toi ? Hurla l’un d’eux.
Enfin, l’étrange personnage prit la parole, annonçant d’une voix blanche :
- Un Terrassier au service de sa majesté et au service du peuple. Ma tâche est d’éradiquer les vermines dans ton genre… Mon nom est Patachou.

Loin sous la surface, les égouts de la cité des anges ne dorment jamais. Ils gouttent, réverbèrent le bruit des souris et les sifflements des courants d'air. Ils étouffent également les plaintes des intrus qui tentent de s'y frayer un chemin.

Scylla était assit sur une vieille chaise de style Louis XV en velours capitonné, son bras gauche reposant nonchalamment sur l'accoudoir tandis qu'il lisait un article qu'il avait lui-même rédigé dans une revue scientifique quelques années avant sa mort. Il se trouvait dans une petite salle creusée à même les égoûts de la ville. La pièce empestait l'humidité et la moisissure, mais Scylla l'avait garnie de tentures anciennes et de piles de livres s'élevant jusqu'au plafond. Une dizaine de bougies propageait une lueur blême sur les murs de pierre et transformait son refuge en théâtre d'ombres tremblotant. Un ordinateur était posé sur le bureau et renvoyait en direct l'image d'un vampire pataugeant dans les excréments quelque part sur son territoire. L'intrus était là depuis deux jours, couvert de saletés et mentalement épuisé. Il tomba alors nez à nez avec un Nosferatu qui rentrait de chasse, et se fit brutalement traîner jusque devant Scylla. Le rictus de ce dernier s'accentua avec cruauté lorsqu'il vit leur invité. Ses yeux jaunâtres scrutèrent le nouveau venu avec hostilité, et il se caressa le menton de ses longues griffes acérées. Il engagea la conversion d'une voix rocailleuse au ton moqueur.

« Vous êtes en avance, le bal ne commence qu'à minuit. Vous n'avez pas reçu le mémo ? » Il le fixait, glacial.

Le Ventrue se releva avec difficulté et le foudroya du regard.

« C'est comme ça que vous recevez un envoyé du Prince, ici ? Qu'est-ce que c'est que ce délire ? »

Scylla haussa les sourcils, légèrement surpris.

« Ce délire ? Ici c'est vous qui délirez, si vous pensez pouvoir vous inviter chez nous. » Scylla s'enfonça confortablement dans le dossier de son siège et le regarda d'un air méprisant par dessus son monocle cerclé d'argent. « Enfin, puisque vous êtes là, et en un seul morceau... malheureusement... dites-moi un peu ce qui vous amène. »

Le Ventrue se rengorgea, et lui tendit une enveloppe portant le cachet du nouveau Prince de Los Angeles.

« Je suis venu vous annoncer que...
- Que le conseil m'a nommé Primogène du clan Nosferatu ? C'est bien cela ? »

Le Nosferatu prit la lettre entre ses doigts crochus et la roula en boule d'un air entendu.

« Comment le savez-vous ?, lui demanda t-il d'une voix tremblante de rage.
- Oh, mais je le savais avant même qu'on ne vous confie cette course, mon chou.
- Alors pourquoi m'avoir laissé venir ? On vous a envoyé des dizaines d'emails ! »

Scylla faisait à présent mine de regarder ses ongles d'un air ennuyé.

« Hm oui, je sais... Mais la couverture réseau de ces égouts est désastreuse, vous savez. Ça a dû m'échapper. »

Fou de rage, le Ventrue se précipita vers la porte et la claqua derrière lui. Scylla se mît à fredonner d'un air guilleret.