Recroquevillé sur le sol, Heskah avait froid. Ce qui était assez paradoxal, car sa peau était brûlée par le soleil, et chacun de ses muscles semblait embrasé par sa journée de labeur. Mais les nuits de Daar étaient aussi glaciales que son soleil était mordant, et les guenilles portées par Heskah ne lui étaient d’aucun secours. Heureusement, il partageait la chaleur de ses frères agglutinés autours de lui, ce qui les empêchaient tous de geler sur place. Les tâches qui leur étaient confiées étaient si éreintantes, que la plupart dormaient déjà d’un sommeil de plomb, le simple fait de tenir une conversation était au-delà de leur force.

Ce soir pourtant, Heskah refusait les bras de Morphée, et l’oubli réparateur qui va avec. Malgré la fatigue qui le clouait sur place, ses pensées s’égaraient vers un pays lointain. Ce soir, il ne voulait pas céder au sommeil. Ce soir, il voulait s’évader. Ce soir, il voulait se souvenir. Se souvenir de qui il était. Se souvenir des plaines de son enfance, loin de ce désert immense qu’est Daar. Se souvenir de sa vie, car il avait cessé de vivre depuis maintenant trop longtemps, pour tout juste survive. Se souvenir de sa tribu, qui l’avait probablement oublié depuis toutes ces années. Se souvenir de sa mère, de son regard tendre, de ses bras protecteurs. Se souvenir de son père, de ses manières bourrues, de ses mots rares mais formateurs.

Le mouvement d’un de ses compagnons le ramena dans sa cellule. Les fers autours de ses chevilles lui lacéraient la peau, et il ne put retenir un gémissement. Il ferma les yeux pour repartir dans ses rêves.

Sa jument Nazna l’attendait. Il lui caressa le flanc, et en retour Nazna lui chatouilla doucement l’épaule du bout de son museau. Il sauta sur son dos, s’accrocha à sa crinière, et ensemble ils filèrent comme le vent. La vitesse tirait les larmes d’Heskah, il devait s’accrocher comme un damné pour ne pas tomber. L’herbe de la prairie ondulait, on aurait dit les vagues déchaînées d’une mer de verdure, et ils traversaient ce flot impétueux sans ralentir. Un groupe d’étourneaux les rattrapa, et dansa un superbe ballet aérien, leurs acrobaties dessinant des formes étranges en perpétuel mouvement. Heska ne savait plus si les larmes qui noyaient son visage étaient vraiment dues à la vitesse, car son cœur était éprit de liberté, il n’avait pas été aussi heureux depuis de nombreuses années.

Passé une colline, Nazna ralentit enfin, son souffle tonnant comme une forge. Heskah découvrit en contrebas le village de son enfance, installé pour la saison près d’une rivière aux reflets argentés. Des saumons fraîchement péchés étaient en train de sécher au soleil, cette simple vue ramena le goût fumé de leur chair dans la bouche d’Heskah. De jeunes enfants jouaient dans la rivière, s’aspergeant mutuellement avec énergie. Le visage d’Heskah s’illumina, il talonna sa jument et ensemble ils dévalèrent la pente en trombe. Les regards se tournaient vers lui, tout le monde semblait avoir abandonné ses taches pour le contempler. Il arriva en un instant au centre du village, entouré par les membres de sa tribu qui approchaient de toute part. Personne ne semblait avoir changé. Il descendit de sa monture éreintée, et il les vit. Ses parents.

Il s’approcha lentement, tendit timidement les mains vers sa mère qui le regardait en souriant. Il voulu la serrer dans ses bras, mais ce fut comme vouloir embrasser de l’air, ses bras passèrent à travers. Il croisa le regard de son père, qui lui aussi souriait, mais il vit de la tristesse dans ce regard. Plus personne ne bougeait, et tous semblaient le fixer avec gravité. Puis sa mère s’exprima enfin : « Mon fils, revient nous ... »

« Heskah ! » Il ouvrit les yeux, et le contact avec le sol froid le ramena à sa dure réalité. Il pouvait distinguer au clair de lune les taches sombres que ses larmes avaient laissé dans la poussière. « Tu vas bien ? J’ai cru que cela faisait des années que ces esclavagistes avaient asséché tes larmes ! », lui murmura Jen, son meilleur ami. « C’est bien vrai, mon frère, lui répondit-il en souriant. Il ne me reste plus que des larmes de joie, il n’y a qu’elles que je ne peux retenir. ». Il se redressa malgré ses muscles endoloris, et contempla la lune à travers les barreaux de sa prison. L’air glacial le fit frissonner, mais il resta dans cette position inconfortable. « Bientôt, Jen. Bientôt nous serons dehors. » Son ami le regarda en souriant, mais n’ajouta rien. Si bien qu’Heskah s’allongea à nouveau, pour enfin prendre son repos bien mérité. « Je te le promet », murmura-il dans un souffle.